10 févr. 2021

L’Organisation Economique d’un Camp de Prisonniers de Guerre

. (réédition d'un billet de février 2009)
Réédition d'un billet du 12 février 2009

On trouvera ci-après ma traduction, assez libre, d’un article classique de R.A. Radford : The Economy of A Prisoner Of War Camp, paru en 1945 dans la revue Economica, Vol. 12. Prisonnier en Allemagne, l’auteur a pu étudier sur le vif l'organisation des échanges, le système des prix et l'émergence de la cigarette comme monnaie dans un camp de prisonniers. Son récit peut constituer un bon support pédagogique pour l’étude du marché. Guide d'étude : ici.

L’organisation du camp est un sujet de préoccupation majeur pour les prisonniers, car leur existence présente, et peut-être future, en dépend. Chacun est bien conscient que ces questions n’ont qu’un intérêt local et transitoire, mais leur importance est grande : les questions pratiques pèsent lourd dans un monde à horizons limités. Un prisonnier peut garder à l’esprit l'importance de la Charte Atlantique, et se passionner néanmoins pour la question de savoir si les boites de corned beef doivent être remises à chacun individuellement, ou mises en commun pour être réchauffées.

Le prisonnier ne dépend pas de son activité économique pour se procurer le nécessaire, ou même le superflu. Les rations de base et les colis de la Croix Rouge y pourvoient. C'est par l’échange que s’expriment les préférences individuelles, et que chacun peut espérer améliorer son ordinaire. Aussi, la plupart des prisonniers s’adonnent-ils au commerce, d'une façon ou d'une autre. En dépit de la modestie apparente des transactions et des besoins –- cigarettes, confiture, lames de rasoir, papier à écrire, … -- le commerce n’est pas une petite affaire pour le prisonnier.

Les camps où l’auteur a séjourné étaient des Oflags de 1200 à 2500 prisonniers, regroupés par compagnie de 200 hommes. Outre les rations allemandes de rigueur, nous recevions périodiquement des colis de la Croix Rouge, comprenant biscuits, conserves de lait, confiture, beurre, chocolat, sucre, corned beef, et cigarettes. De temps à autre, en fonction des caprices de la poste, nous recevions aussi des colis privés, certains plus que d’autres, avec des vêtements, du nécessaire de toilette, et des cigarettes. Tous ces articles faisaient l'objet de nombreux échanges. Mais la plupart des échanges concernaient l’alimentation et les cigarettes. De simples marchandises, ces dernières devinrent rapidement une monnaie à part entière.

L’étude de l’organisation économique d’un camp de prisonniers de guerre est d’un grand intérêt sociologique. Elle permet de saisir le caractère universel et spontané de la vie économique, qui se développe, non par imitation consciente, mais en réponse à la pression des besoins et des circonstances. Si l'organisation économique du camp paraît calquée sur celle de la société civile, cela tient au fait que les mêmes incitations suscitent des réponses similaires.

Le développement et l’organisation du marché

Très vite, les prisonniers comprirent qu'il n’était ni souhaitable ni nécessaire, compte tenu de la modicité et de l'égalité des rations, de donner ses cigarettes ou de la nourriture. Leur bienveillance se reporta sur l’échange, un moyen plus équitable de maximiser la satisfaction de chacun.

Quinze jours après notre capture, nous atteignîmes un camp de transit en Italie. Une semaine plus tard, nous reçûmes chacun un quart de colis de la Croix-Rouge. Les échanges, une pratique déjà bien établie, se multiplièrent. Depuis le simple troc -- un non-fumeur échange une cigarette avec un ami fumeur contre une barre de chocolat --, l’échange évolua bientôt vers des formes plus complexes. On raconte qu'un aumônier, parti faire le tour du camp avec une boîte de fromage et cinq cigarettes, s’en était revenu avec un colis complet -- le marché n'était pas encore parfait... Progressivement, une échelle grossière de valeurs d'échange se fit jour. Les Sikhs, qui s’étaient d'abord débarrassés de leurs rations de corned beef contre pratiquement n’importe quelle denrée, se mirent à exiger de la confiture et de la margarine. On se rendit compte qu’une boîte de confiture valait 4 livres de margarine, qu’un paquet de cigarettes valait plusieurs barres de chocolat, et qu’une boîte de carottes râpées ne valait pratiquement rien.

Dans ce camp, nous ne circulions pas beaucoup entre les baraquements. C’est pourquoi les prix variaient fortement d'un endroit à l'autre -- d'où le germe de vérité dans l'histoire du prêtre itinérant. À la fin du mois, quand nous arrivâmes au camp permanent, la pratique du commerce était bien établie et les valeurs d’échange de tous les produits de base nous étaient bien connues : elles n’étaient pas exprimées en fonction l'une de l'autre -- on ne cotait pas le sucre contre la margarine, la confiture, etc. -- mais en termes de cigarettes. La cigarette était devenue l'étalon de la valeur.

Dans les premiers temps, les gens qui avaient quelque chose à vendre circulaient dans tout le camp, lançant leurs offres à tue-tête – eg, "fromage pour sept" (cigarettes) ! Les heures qui suivaient la remise des colis, le camp ressemblait à une maison de fous. Heureusement, ce bruyant système de colportage fut bientôt remplacé par l’institution d’une bourse d’échanges dans chaque baraquement : sous les rubriques "nom", "numéro de chambre", "demandé" et "offert", chacun pouvait publier son annonce sur le tableau des échanges. Quand une affaire était conclue, l’annonce était effacée. En raison du caractère public et permanent des transactions, les prix en cigarettes étaient bien connus de tous, ce qui mettait tout le monde sur un pied d’égalité -- même s’il y avait toujours moyen pour un commerçant astucieux de tirer profit d'une possibilité résiduelle d'arbitrage. Tous, y compris les non-fumeurs, acceptaient les cigarettes en paiement, car on pouvait tout acheter avec. Le troc n'avait pas disparu, mais la cigarette était devenue le moyen d’échange normal dans le camp.

L'intégration du marché variait selon le niveau d'organisation et de confort du camp. Un camp de transit était toujours chaotique et inconfortable: on vivait les uns sur les autres, sans savoir où logeaient untel ou untel, ni prendre la peine de le découvrir. L’organisation manquait pour instituer une bourse des échanges, et les offres individuelles ne pouvaient se faire connaître qu’en privé. Dans ces conditions, il n’y avait pas un marché mais plusieurs. Le prix d'une boîte de saumon pouvait varier de deux à vingt cigarettes d’un bout à l’autre d'un baraquement. C’était le cas dans le premier camp de transit en Allemagne, où nous arrivâmes à l'automne 1943. Le Stalag VIIA de Moosburg, en Bavière, comptait près de 50 000 prisonniers de toutes nationalités. Français, Russes, Italiens et Yougoslaves étaient libres de se déplacer à l'intérieur du camp ; les Britanniques et les Américains étaient confinés dans leurs zones, même s’il était toujours possible, moyennant quelques cigarettes payées à la sentinelle, de se rendre dans les autres zones. Les premiers qui se risquèrent ainsi dans le très organisé centre commercial français, avec ses étals et ses prix affichés, firent de petites fortunes en échangeant à bon prix du café, relativement bon marché chez les buveurs de thé anglais, contre des biscuits ou des cigarettes. (Au passage, nous apprîmes plus tard que les prisonniers français revendaient fort cher notre café aux soldats allemands, qui l’écoulaient ensuite à des prix phénoménaux sur le marché noir à Munich. C’est l'une des rares fois où notre économie, normalement fermée, est entrée en contact avec le reste du monde économique.)

Mais l'opinion publique était hostile à ces profits de monopole, car tout le monde ne pouvait entrer en contact avec les français. Aussi le commerce avec eux fut-il réglementé. Chaque chambrée se vit allouer un quota d’articles à échanger, et la transaction était effectuée par des représentants accrédités de la zone britannique, dotés en quelque sorte d’un monopole légal. La même méthode fut appliquée aux échanges commerciaux avec les sentinelles mais, comme c'est généralement le cas dans les entreprises réglementées, les trafiquants interlopes se révélèrent trop forts.

C’est dans le camp permanent, que le plus haut niveau d’organisation commerciale fut atteint. Outre les panneaux d’échanges, un magasin coopératif, sans but lucratif, fut mis en place, supervisé par des représentants du Senior British Officer. Les gens y laissaient en dépôt des vêtements, du nécessaire de toilette et de la nourriture, en attendant qu’ils soient vendus, à un prix établi en cigarettes. Il n'y avait ni troc ni marchandage. Pour la nourriture, des prix standard étaient imposés ; pour les vêtements, une marchandise moins homogène, le prix était fixé d’un commun accord par le vendeur et le gestionnaire de la boutique -- par exemple, le prix standard d'une chemise était fixé à 80 cigarettes, avec une fourchette de 60 à 120 pour tenir compte de la qualité et de l'usure. La boutique avait un petit stock de produits alimentaires ; pour réunir le capital de départ, elle avait contracté un emprunt auprès de la réserve de cigarettes de la Croix-Rouge ; le remboursement s’effectuait en prélevant une petite commission sur les premières transactions. Ainsi, la cigarette accéda au statut de monnaie à part entière, et le marché fut bientôt presque totalement unifié.

Comme le montrent ces exemples, l’existence du marché n’implique ni travail ni production. Les colis de la Croix Rouge s’analysent comme un don de la "Nature", et les ressources étaient assez équitablement réparties. Malgré cela, un marché a émergé spontanément, sur lequel les prix dépendaient seulement de l'offre et de la demande. Il est difficile de réconcilier ces faits avec la théorie de la valeur-travail.

En fait, il y avait un embryon de marché du travail. Même en période d’abondance, il y avait toujours un malchanceux prêt à vendre ses services pour quelques cigarettes. On pouvait faire laver sa chemise pour deux cigarettes. Un uniforme était nettoyé et repassé, un autre prêté en attendant, pour douze cigarettes. Un beau portrait au pastel coûtait trente cigarettes. De même, la couture et d'autres travaux avaient un prix.

Des entreprises de services firent leur apparition. Le propriétaire d’une buvette vendait du thé, du café ou du cacao, à deux cigarettes la tasse ; il achetait sa matière première aux prix du marché et payait des salariés pour collecter le bois et attiser le feu ; il eut même recours aux services d'un comptable. Après une période de grande prospérité, il vit sans doute trop grand car son affaire s’effondra, avec une dette de plusieurs centaines de cigarettes. De telles réussites privées étaient rares, mais il ne manquait pas de candidats, comme le montrent les exemples de l'aumônier italien, ou des trafiquants qui, à Moosburg, initièrent de fructueuses relations commerciales avec les Français. Pour de tels hommes, les opportunités étaient d’autant meilleures que le marché était plus segmenté, l’information plus imparfaite, et les prix plus instables. Un prisonnier mit ainsi à profit sa connaissance de l’ourdou pour acheter aux Sikhs leurs rations de corned beef contre du beurre et de la confiture : avec le temps, son trafic devenant mieux connu, de plus en plus de personnes entrèrent dans ce commerce, et les prix dans la zone indienne convergèrent bientôt vers les prix observés dans le reste du camp -- un bon "contact" avec les Indiens restait toutefois utile, compte tenu de la barrière linguistique. Il y avait des intermédiaires spécialisés dans le commerce avec les Indiens, dans le commerce alimentaire, dans le commerce de vêtements, et même dans la veille commerciale. Ils travaillaient pour leur propre compte ou à la commission.

Un négociant en denrées alimentaires et cigarettes, opérant dans une période de pénurie, jouissait d'une haute réputation. Fort d'un capital de 50 cigarettes, patiemment épargné, il achetait des rations le jour de leur distribution, et les revendait à bon prix dans les jours qui suivaient. Il tirait aussi parti des possibilités d'arbitrage, en étudiant plusieurs fois par jour les annonces affichées sur le tableau des échanges, à l’affût du moindre écart entre les prix acheteurs et les prix vendeurs. Sa connaissance des prix, des marchés et des noms de ceux qui avaient reçu des colis de cigarettes, était phénoménale. Comme il était gros fumeur, il pouvait ainsi fumer son bénéfice sans toucher à son capital.

Le sucre était distribué le samedi. Le mardi, deux d’entre nous avaient l’habitude de rendre visite à Sam : comme nous étions de bons clients, il nous faisait crédit, dans la mesure de ses possibilités, consignant notre dette dans son livre de compte. Le samedi matin, il disposait deux boîtes vides de cacao sur nos lits, et les récupérait, remplies de sucre, le samedi après-midi. Nous souhaitions un calendrier pour Noël, mais Sam ne put nous le procurer. Il avait acheté à crédit une grande quantité de sirop de canne ; les prix ayant brutalement chuté, suite à un arrivage inattendu de colis, il parvint à régler sa dette, mais y perdit son capital. Le mardi suivant, il était out of business.

Sous une forme ou sous une autre, que la marchandise soit vendue au comptant ou à terme, un bon nombre, voire la plupart, des transactions se faisaient à crédit. Sam nous payait le mardi le sucre que nous lui livrions le samedi suivant, et, quand on voulait acheter quelque chose, le vendeur acceptait souvent de nous faire crédit. Naturellement, les prix variaient selon les conditions de vente. Sur le tableau des échanges, une ration de sirop de canne pouvait être proposée contre « quatre cigarettes maintenant » ou « cinq cigarettes la semaine prochaine ». Sur le marché à terme, la proposition « du pain aujourd'hui » était très différente de la proposition « du pain Jeudi ». Le pain était distribué le jeudi et le lundi, soit deux rations pour quatre et trois jours respectivement. Le mercredi soir et le dimanche soir, après le dîner, le prix du pain avait déjà augmenté d’une cigarette, passant de sept à huit cigarettes la ration. Il y avait toujours quelqu’un qui parvenait à mettre de côté une ration pour la revendre plus tard au prix fort : son offre "du pain maintenant" tranchait sur celles annonçant du "pain Lundi", qui ne trouvaient pas toujours preneurs même pour deux cigarettes de moins. Ceux-là avaient toujours de quoi fumer le dimanche soir.

Les cigarettes comme monnaie

En dépit de sa spécificité, la monnaie cigarette remplissait toutes les fonctions d'une monnaie métallique –- comme unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur --, et partageait la plupart de ses caractéristiques : un bien homogène, raisonnablement durable, et divisible -- en unités ou en paquets, selon l’importance des transactions. Incidemment, et comme la monnaie de métal, elle pouvait être altérée, ou allégée, par exemple en la roulant entre ses doigts pour en sortir un peu de tabac.

Les cigarettes étaient également soumises à la loi de Gresham. Comme monnaie, une cigarette en valait une autre, mais, chez les fumeurs, certaines marques étaient plus populaires que d’autres. Les gens payaient avec les cigarettes les moins prisées et fumaient les autres. Ainsi, la boutique ne recevait que rarement les cigarettes les plus populaires, comme les Churchman n°1. Pendant quelque temps, circulèrent des cigarettes roulées à la main avec du tabac à pipe distribué par la Croix-Rouge. Le prisonnier pouvait choisir entre une once de tabac à pipe ou 25 cigarettes. Comme on pouvait rouler facilement 30 cigarettes avec une once de tabac, les gens se mirent à vider leurs cigarettes industrielles pour les emplir de tabac à pipe, et la vraie cigarette disparut du marché. Mais les cigarettes roulées à la main n’étaient pas homogènes, et les prix étaient sujets à caution. Chaque cigarette était minutieusement examinée avant d'être acceptée en paiement : les plus minces étaient rejetées, ou bien un supplément était exigé. Nous subîmes alors tous les inconvénients d'une monnaie dévaluée.

Les cigarettes de fabrication industrielle étaient universellement acceptées, tant pour ce qu'elles permettaient d’acheter que pour elles-mêmes. Leur valeur intrinsèque constituait leur principal handicap comme monnaie. Compte tenu de la forte demande non monétaire, notre économie était régulièrement sujette à des périodes de déflation et de rigueur monétaire. Tant que les colis de la Croix-Rouge assuraient une ration régulière de 25 à 50 cigarettes par semaine pour chacun de nous, et tant que les stocks étaient suffisants, la cigarette jouait parfaitement son rôle de monnaie. En revanche, quand les livraisons s’interrompaient, les stocks s’épuisaient, les prix s’effondraient, et l’échange monétaire cédait peu à peu la place au troc.

Cette tendance déflationniste était périodiquement compensée par l'injection soudaine de nouvelle monnaie, grâce aux arrivages de colis privés, irréguliers et en nombre restreint, et surtout aux colis que la Croix-Rouge expédiait trimestriellement quand elle avait obtenu son allocation de transport. Plusieurs centaines de milliers de cigarettes pouvaient alors arriver en l'espace d'une quinzaine de jours. Les prix flambaient, puis se mettaient à baisser, d'abord lentement, et de plus en plus rapidement au fur et à mesure que les stocks s’épuisaient, jusqu'à la prochaine livraison. La plupart de nos problèmes économiques pouvaient être attribués à ce principe fondamental d'instabilité.

Les mouvements de prix

De nombreux facteurs affectaient les prix, les plus importants et les plus notables étant les phases successives d'inflation et de déflation monétaires. Le cycle des prix dépendait de l’offre de cigarettes et, dans une bien moindre mesure, des livraisons de nourriture. Dans les premiers jours au camp, avant qu’arrivent les premiers colis privés et que les prisonniers aient pu constituer des stocks, la distribution hebdomadaire des rations de cigarettes et des rations alimentaires avait lieu le lundi. La demande non monétaire de cigarettes étant moins élastique que la demande de produits alimentaires, les prix baissaient tout au long de la semaine, jusqu’au dimanche soir, puis augmentaient brutalement le lundi matin. Avec le temps, les prisonniers constituèrent des réserves, et la livraison hebdomadaire affecta moins le niveau des prix -- elle représentait une faible part du stock de monnaie disponible. A ceux qui n’avaient pas de réserves, le crédit hebdomadaire permettait de se procurer de quoi fumer.

D'autres facteurs affectaient le niveau général des prix. Un afflux de nouveaux prisonniers, proverbialement affamés, était générateur d’inflation. Des bombardements aériens massifs aux environs du camp augmentaient probablement la demande non monétaire de cigarettes, aggravant la déflation. Les bonnes et les mauvaises nouvelles du front avaient certainement de tels effets, et les grandes vagues d'optimisme et de pessimisme, qui balayaient périodiquement le camp, se reflétaient dans les prix. Un matin de mars 1945, peu avant le petit déjeuner, la rumeur circula d’un arrivage imminent de colis et de cigarettes. Dans les dix minutes, je vendis une ration de sirop de canne pour quatre cigarettes, alors que j’en demandais en vain trois cigarettes jusque-là. De nombreuses transactions du même genre furent rapidement conclues. Las ! vers 10 heures, la rumeur était démentie, et le sirop de canne ne trouvait plus preneur même à deux cigarettes.

Plus intéressant que les changements dans le niveau général des prix, il y avait les changements dans la structure des prix. Quand l’offre d'une marchandise variait, en raison d’une modification dans la composition des rations allemandes ou des colis de la Croix-Rouge, cela affectait son prix relatif. Les flocons d'avoine, jusque-là une denrée de luxe dans les colis, devinrent une denrée commune en 1943, et leur prix baissa. Par temps chaud, la demande de cacao diminuait, et celle de savon augmentait. L’invention d’une nouvelle recette se reflétait aussi dans les prix: un jour, quelqu’un découvrit que les raisins secs et le sucre pouvaient être transformés en un spiritueux remarquablement efficace, ce qui dopa durablement le marché des fruits secs. L’invention d’un procédé électrique pour chauffer l’eau, du type bouilloire, stimula la demande de thé.

En août 1944, les rations alimentaires et les rations de cigarettes furent réduites de moitié. Les deux côtés de l'équation ayant été modifiés dans la même mesure, on aurait pu penser que les prix ne seraient pas affectés. En réalité, la demande non monétaire de cigarettes était moins élastique que la demande de produits alimentaires, et les prix de ces derniers diminuèrent quelque peu. Plus importants furent les changements dans la structure des prix. La margarine allemande et la confiture, jusque là sans valeur, en raison d’un bon approvisionnement en beurre et marmelade canadiennes, virent leur prix s’élever. Inversement, le chocolat, jusque-là très populaire, et le sucre virent leur prix baisser. Celui du pain augmenta, et plusieurs contrats à terme furent annulés quand la ration de pain fut encore réduite quelques semaines plus tard.

En février 1945, le soldat allemand qui conduisait le camion des rations acceptait d’échanger des miches de pain au taux d'un pain pour une barre de chocolat. Ceux qui étaient au courant se mirent à vendre du pain et à acheter du chocolat, alors invendable en ces temps de grave déflation. Le prix du pain, à environ 40 cigarettes, diminua quelque peu, et celui du chocolat augmenta fortement -- de 15 cigarettes ; les deux courbes de prix auraient sans doute fini par se croiser si l’offre de pain avait pu suivre la demande.

Du fait des restrictions, la margarine allemande se substitua progressivement au beurre canadien, ce qui affecta naturellement leur valeur relative, la margarine s’appréciant au détriment du beurre. De même, les deux marques de lait en poudre dont les prix, compte tenu des différences de qualité, différaient de près de cinq cigarettes par boite, finirent par se vendre quasiment au même prix.

On en a assez dit pour montrer que le moindre changement dans l’environnement affectait à la fois le niveau général des prix et la structure des prix. Ce dernier phénomène eut raison de notre économie planifiée.

Le papier monnaie : le bully mark

Aux alentours du Jour J, la nourriture et les cigarettes étaient disponibles en abondance, les affaires marchaient bien et l’humeur générale était à l’optimisme. Le Comité des Divertissements jugea le moment opportun pour lancer un restaurant. On pourrait y consommer repas et boissons chaudes, en assistant à une représentation musicale ou à un spectacle de variété. De précédentes expériences, publiques ou privées, avaient frayé la voie, et toutes avaient remporté un grand succès. Les produits alimentaires nécessaires à la confection des repas étaient achetés aux prix du marché, et les petits profits abondaient un fonds spécial –- destiné à corrompre les Allemands pour obtenir le maquillage et les costumes de la troupe de théâtre. Au début, les prix des repas étaient fixés en cigarettes, mais cela exposait le restaurant aux vagues périodiques de déflation. La réussite du projet exigeait aussi une offre suffisante et régulière de denrées alimentaires.

Pour faciliter les échanges, stimuler la consommation, et, secondairement, limiter les conséquences néfastes des épisodes de déflation, le restaurant et la boutique firent circuler une monnaie de papier. La boutique achetait la nourriture au nom du restaurant en émettant des billets échangeables dans le restaurant et dans la boutique, au même titre que la cigarette. Comme chaque billet émis avait pour contrepartie une valeur équivalente de nourriture, on l’appela le Bully Mark[1]. Chaque BMK étant adossé à une contrepartie en nourriture, il ne pouvait y avoir plus de monnaie en circulation que de nourriture disponible. Dans l’éventualité d’une future dispersion du camp, il fallait pouvoir garantir, en cas de besoin, le rachat immédiat de tous les BMK en circulation.

A l'origine, un BMK valait une cigarette. Pendant quelque temps, les deux monnaies circulèrent librement à l'intérieur et à l'extérieur du restaurant ; les prix étaient fixés indifféremment en BMK ou en cigarettes. On pouvait même croire que le BMK allait détrôner la cigarette comme monnaie. Mais, à la différence du BMK, les cigarettes n’étaient pas gagées sur la nourriture. Le prix des produits alimentaires continuaient à dépendre de l’offre de cigarettes, et partant, la valeur du BMK aussi.

Tant que le restaurant prospérait, le système fonctionnait à merveille: le restaurant achetait à la boutique, la boutique proposait à la vente toutes les denrées disponibles dans le camp, et les prix étaient stables. Mais, en août, les rations de vivres et de cigarettes furent réduites de moitié, et le camp fut bombardé. Le restaurant ferma temporairement et l’approvisionnement en nourriture devint problématique. Quand le restaurant rouvrit, la pénurie de nourriture et de cigarette était devenue plus aigue. Les gens hésitaient à convertir leurs biens de valeur en monnaie de papier ; ils préféraient les échanger directement contre des snacks et du thé. Ne parvenant plus à acheter les produits dont il avait besoin, le restaurant ne vendait plus grand-chose ; quant au magasin, il était saturé de fruits secs, de chocolat, de sucre, etc., dont le restaurant n’avait que faire. Le niveau des prix et la structure des prix changèrent. Le BMK ne valait plus que quatre cinquième d’une cigarette, et il n’était plus accepté nulle part, sauf dans le restaurant et la boutique. Tout le monde se défaisant de ses BMK, la monnaie cigarette retrouva sa suprématie.

Pourtant, le BMK était du bon argent ! Le restaurant ferma l’année suivante, victime de la pénurie alimentaire et du black out qui suivit l'intensification des raids aériens alliés. Les BMK ne pouvaient plus être dépensés qu’au Café, une relique du restaurant, ou pour acheter les denrées peu prisées qu’on trouvait encore à la boutique. A la fin, cependant, tous les détenteurs de BMK furent remboursés en totalité, en tasses de café ou en pruneaux. Naturellement, ceux qui s’étaient défaits de leurs cigarettes, biscuits ou confitures, contre des BMK, s’estimèrent lésés. En termes de valeur de marché, ils n'ont toutefois rien perdu.

La fixation des prix

Parallèlement, on assista à une tentative d’organisation d’une économie dirigée, avec contrôle des prix. Le médecin chef souhaitait depuis longtemps contrôler la vente des produits alimentaires, de crainte que certains fumeurs ne compromettent leur santé en vendant leurs rations de nourriture. Les vagues déflationnistes gênaient tout le monde et mettaient en danger le restaurant, qui devait gérer un stock de produits vivriers.

Jusqu'à présent, un prix standard était fixé pour les produits alimentaires vendus dans la boutique, et les prix au dehors étaient censés s’aligner plus ou moins sur ce standard. En réalité, quand les prix étaient plus bas à l’extérieur, les ventes dans la boutique se contractaient. Inversement, quand les prix étaient plus élevés à l'extérieur, les gens retiraient leurs produits de la boutique jusqu'à ce qu’on ajuste à la hausse les prix recommandés ; mais ces derniers se révélaient assez rigides, ne pouvant suivre de trop près le marché en raison même de leur finalité : la stabilité des prix.

La boutique, soutenue par le Senior British Officer, s'efforça de contrôler plus étroitement les prix. A cet effet, elle s'assura le contrôle des tableaux d’échanges: les annonces qui dépassaient de 5 % le barème recommandé étaient rayées de la liste par les responsables, et les ventes hors barème étaient mal vues par l'opinion publique. (Les prix recommandés étaient fixés en partie d’après les fondamentaux du marché, en partie d’après les conseils du Médecin chef).

Au début, le barème recommandé fut un succès: le restaurant, un gros acheteur, contribuait à maintenir les prix autour des niveaux recommandés ; l'opinion et la tolérance de 5 % aidaient aussi. Mais, quand le niveau des prix s’effondra après les coupes du mois d’août, la structure des prix se modifia sur le marché. On révisa le barème à la baisse, mais pas les prix relatifs, BMK oblige. Le restaurant avait perdu son pouvoir de marché, et le barème ne reflétait plus la structure des prix sur le marché. De plus en plus d’annonces devaient être rayées du panneau d’affichage, et les ventes à des prix non autorisés explosaient sur le marché noir. Finalement, l'opinion publique se retourna contre le barème recommandé, et les autorités abandonnèrent la lutte. Dans les dernières semaines, avec une déflation sans précédent, les prix baissèrent à une vitesse alarmante. Il n’y avait plus de barème qui tienne, et les prix ne dépendaient plus que de l'offre et de la demande.

L'opinion publique

L'opinion publique s’exprimait bruyamment sur la question du commerce, quoique de façon confuse et versatile. Une petite minorité semblait trouver le commerce indésirable, nuisible à la bonne entente dans le camp : on donnait pour preuves quelques cas d’entourloupes et de pratiques peu scrupuleuses. Certaines formes de commerce faisaient l’objet d’une réprobation générale, comme le trafic avec les Allemands. De même, le commerce des articles de toilette de la Croix-Rouge, denrées rares et uniquement délivrés en cas de réelle nécessité, était prohibé par les autorités et par l'opinion, en parfaite harmonie sur ce point. Quand plusieurs cas de malnutrition furent signalés chez de gros fumeurs, le commerce des rations allemandes fut interdit, les victimes constituant une charge supplémentaire pour les maigres réserves alimentaires de l'Hôpital. Mais, si certaines activités passaient pour antisociales, il reste que le commerce lui-même était pratiqué, et son utilité reconnue, par presque tout le monde dans le camp.

Plus intéressant était la position de l’opinion publique sur les intermédiaires et les prix. Dans l’ensemble, l'opinion était hostile aux intermédiaires. Leur fonction et leur travail acharné pour mettre en contact acheteurs et vendeurs étaient ignorés, leurs bénéfices n’étaient pas considérés comme la juste récompense de leur travail, mais comme le fruit de pratiques déloyales. Leur existence même avait beau démontrer le contraire, ils paraissaient superflus, compte tenu de l'existence d'une boutique officielle et d’une bourse d’échanges. On ne les appréciait que quand ils vous avançaient le prix d'une ration de sucre, ou vous payaient comptant -- en spéculant sur la montée des prix. En pareil cas, l'élément de risque était évident pour tous, et le service rendu paraissait mériter une récompense. Particulièrement impopulaire était l'intermédiaire qui bénéficiait d’une rente de monopole, comme l'homme en cheville avec le conducteur du camion de rations, ou celui qui profitait de sa connaissance de l'ourdou. En tant que groupe, les intermédiaires étaient accusés de faire baisser les prix. Il reste que la plupart des prisonniers traitaient avec un intermédiaire, consciemment ou inconsciemment, à un moment ou à un autre.

Le sentiment qui prévalait dans le camp était que toute chose a son "juste prix". Même si personne n’était capable de définir sur quels critères reposait exactement le « juste prix » -- lequel, incidemment, variait d’un camp à l’autre --, chacun s’en faisait toutefois une idée assez précise. On peut le définir comme le prix courant observé dans les bon moments, quand l’offre de cigarettes est abondante. Le «juste prix» évolue peu, il est insensible aux variations des approvisionnements. C’est pourquoi les fluctuations des prix créent un fort ressentiment.

Quand les prix commencèrent à baisser, en raison de la pénurie de cigarettes, l’opinion s’en prit à ceux qui, ayant fait des réserves, en profitaient pour acheter à bas prix. On critiqua aussi ceux qui vendaient à prix cassés, accusés de faire du marché noir. A chaque période de pénurie, la même question explosive ressurgissait: "les non-fumeurs doivent-ils recevoir une ration de cigarettes?" Comme les intermédiaires, les non fumeurs, avec leurs réserves, essuyaient une véritable tempête de récriminations.

La popularité et le succès des prix administrés devaient beaucoup à ce courant d'opinion. En plusieurs occasions, l’attachement du public au barème recommandé contribua à retarder les baisses de prix. Au début de la phase de déflation, alors même que le commerce n’allait pas fort, les prix demeuraient stables. Du coup, personne n’achetait. Les prix commencèrent à baisser sur le marché noir, où les affaires reprirent au cours du trimestre. Le barème recommandé fut à son tour révisé à la baisse, mais pas suffisamment, et la fréquentation du magasin n’augmenta guère. Une fois de plus, l’opinion était battue en brèche par la dure réalité du marché.

Des arguments curieux étaient avancés pour justifier le contrôle des prix. Certains soutenaient que les prix devaient refléter la valeur calorique des aliments. En conséquence de quoi, on revalorisa certains produits, dont, du coup, personne ne voulait plus… D'autres dénonçaient l'inégalité de situation entre ceux qui recevaient des colis privés de cigarettes, et les autres. Quand les prix étaient élevés, comme à l'été 1944, seuls les riches pouvaient acheter. Cette situation était injuste pour les pauvres, ceux qui n’avaient que quelques cigarettes. Mais, quand les prix chutèrent, l'hiver suivant, les mêmes soutinrent qu’il fallait maintenir des prix élevés pour obliger les riches, qui avaient bien profité de la vie pendant l'été, à mettre plus de cigarettes en circulation. Le fait que ceux qui avaient vendu aux riches durant l'été avaient eux aussi bien profité de la vie, ou le fait que, même en hiver, il y avait toujours quelqu'un disposé à vendre à bas prix, étaient ignorés. Ces arguments étaient longuement et passionnément débattus le soir, après l’extinction des feux signalant l'approche des avions alliés. Mais les prix continuaient à varier avec l’offre de cigarettes ; sans considération pour les vues éthiques des uns et des autres, ils refusaient de rester fixes.

Conclusion

L'organisation économique sophistiquée que l’on vient de décrire a bien fonctionné jusqu’à l'été 1944. Après les restrictions d’août et la déflation qui s’ensuivit, les prix baissèrent. Ils se reprirent un peu après des arrivages de cigarettes en septembre et en décembre, puis baissèrent de nouveau. En janvier 1945, les colis de cigarettes de la Croix-Rouge étaient épuisés, et les prix baissèrent plus encore. En février, les colis alimentaires étaient épuisés à leur tour, et l’économie du camp entra dans une spirale dépressive. Malgré la pénurie alimentaire, la demande non monétaire de cigarettes restait forte, et certains se privaient de nourriture pour pouvoir fumer. Les laveries cessèrent de fonctionner, ou ne travaillaient plus que pour des £ ou des RMK. Pour la première fois, on vendait de la nourriture et des cigarettes contre des £, à des prix invraisemblables. Le restaurant n’était plus qu’un souvenir, et le BMK un sujet de plaisanterie. Le magasin était vide et le tableau des échanges n’affichait plus que les vaines annonces des gens en quête de cigarettes. Au fur et à mesure que déclinait le volume des échanges monétaires, augmentait le volume du troc. C’était la première pénurie alimentaire grave et prolongée que nous affrontions. La structure de prix se déforma encore, en partie parce que les rations allemandes n’étaient pas facilement divisibles. La ration de margarine s’échangeait désormais contre une unique ration de sirop de canne. Le prix du sucre s’effondra lui aussi. Seul le pain conservait sa valeur. Plusieurs milliers de cigarettes -- le capital de la boutique --, furent distribués, sans effet notable sur le niveau des prix. L’arrivage de quelques colis alimentaires et de cigarettes permit un peu de répit. Coïncidant avec de bonnes nouvelles du front occidental, cela donna lieu à un accès de fièvre sur le marché.

L'économie est souvent définie comme la science de l’affectation de moyens limités à des fins illimitées. Le 12 avril 1945, avec l’arrivée des premiers éléments de la 30e division d'infanterie US, le camp entra dans une ère d'abondance. Quand les moyens deviennent illimités, tous les besoins peuvent désormais être satisfaits sans effort, et il n’est plus besoin d’activité et d’organisation économiques.

Notes
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[1] Bully veut dire bœuf, « singe » (nom donné par les soldats au corned beef)… BMK signifie donc « monnaie de singe » (NdT)