30 avr. 2007

Madame Bovary et la Physiologie du mariage

Flaubert avait lu l’essai de Balzac : « Voyez la Physiologie du mariage, du sire de Balzac, pour les phases successives de la vie matrimoniale », écrit-il dans Smarh (un conte de 1839). Quand il entreprend, douze ans plus tard, d'écrire Madame Bovary, il trouve dans La Physiologie du mariage un minutieux précis de la femme adultère.

Stipulant pour « l'homme à sentiment, le philosophe de boudoir », Balzac ne s'intéresse ici qu'à ces femmes dont « la possession puisse procurer aux hommes délicats les jouissances exquises et distinguées qu'ils recherchent en amour ». Or, seule « peut inspirer de l'amour » la femme qui a bénéficié d’une « éducation privilégiée », « chez qui l'oisiveté a développé la puissance de l'imagination », et dont les rêves d’amour sont remplis « autant de jouissances intellectuelles que de plaisirs physiques ». Ce « bercail privilégié où tous les loups veulent entrer » comprendrait environ 400 000 « blanches brebis ».

Pour arriver à cette estimation, Balzac commence par retrancher aux quinze millions de françaises les neuf millions de paysannes, « ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes, et la peau tannée comme les vieux parchemins d'un olim, dont le visage est brûlé par le soleil, et le cou ridé comme celui des dindons ; qui sont couvertes de haillons, dont la voix est rauque, l'intelligence nulle, l'odeur insupportable, qui ne songent qu'à la huche au pain, qui sont incessamment courbées vers la terre, qui piochent, qui hersent, qui fanent, glanent, moissonnent, pétrissent le pain, teillent du chanvre ; qui, pêle-mêle avec des bestiaux, des enfants et des hommes, habitent des trous à peine couverts de paille ».

A ce total, il faut encore « distraire environ deux millions de femmes qui, à quarante ans passés ont déjà vu le monde », « deux millions de fillettes », les femmes de la classe ouvrière et du petit commerce, les « bossues, laides, quinteuses, rachitiques, malades, aveugles, blessées », « les soeurs de Sainte-Camille, soeurs de charité, religieuses, institutrices, demoiselles de compagnie, etc. » ; « les femmes entretenues », « les actrices », le personnel domestique. Reste quatre cent mille femmes qui remplissent toutes « les conditions voulues pour être honnêtes », soit environ 8 % de la gent féminine du pays.

Une femme honnête est essentiellement mariée, elle a moins de quarante ans, possède une bonne, et une voiture à elle. Elle parle un français soutenu, et ne dira jamais « une lettre d'échange pour une lettre de change, souyer pour soulier ». Or, « pour qu'une femme ne fasse pas elle-même sa cuisine, ait reçu une brillante éducation, ait le sentiment de la coquetterie, ait le droit de passer des heures entières dans un boudoir, couchée sur un divan, et vive de la vie de l'âme, il lui faut au moins un revenu de six mille francs en province ou de vingt mille livres à Paris. » Pas toujours très rigoureux, Balzac venait d'écrire un peu plus tôt qu’une femme, pour être honnête, devait disposer d’au moins 3000 francs de rentes. De ce point de vue, Emma Bovary est une femme honnête…


L’honnête homme, mari d’une femme honnête, a donc tout lieu de craindre « la conspiration ourdie par un million de célibataires affamés ». Balzac souligne d’abord un premier danger: « Si vous avez épousé une demoiselle dont l'éducation s'est faite dans un pensionnat [...], vous ressemblez exactement à un homme qui a fourré sa main dans un guêpier ». En effet, « une fille sortira peut-être vierge de sa pension ; chaste, non ». Or, on sait qu’Emma avait quitté la pension depuis moins d’un an quand elle rencontra Charles.

Après quoi, Balzac met en garde le mari contre l’illusion des premiers temps du mariage : « La religion, la morale, les lois et sa mère lui ont mille fois répété que le bonheur ne peut venir que de vous, … elle souffrira de votre caractère jusqu'à ce qu'elle l'ait étudié ; elle se sacrifiera sans aimer, parce qu'elle croit au semblant de passion que vous donne le premier moment de sa possession ; elle ne se taira plus le jour où elle aura reconnu l'inutilité de ses sacrifices ». Gare à ne pas prendre « pour de l'amour l'existence négative d'une jeune fille qui attendait le bonheur, qui volait au-devant de vos désirs dans l'espérance que vous iriez au-devant des siens ». C’est ainsi que Charles « s'en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes qu'ils digèrent ». Pendant ce temps, Emma « cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres ». C’est ainsi que certaines femmes, « s'étant exagéré le bonheur conjugal, se disent en elles-mêmes : Quoi ! ce n'est que cela !... quand elles appartiennent à un mari ».

Après les premières désillusions du mariage, vient le temps de la rêverie, prélude à l'adultère: « en lisant des drames et des romans, la femme [...] se crée une existence idéale auprès de laquelle tout pâlit ; elle ne tarde pas à tenter de réaliser cette vie voluptueuse, à essayer d'en transporter la magie en elle. Involontairement, elle passe de l'esprit à la lettre, et de l'âme aux sens ». Les lectures romanesques d'Emma exalteront son imagination, rendant encore plus insupportables les servitudes de la vie quotidienne et les platitudes du mariage. Or, l’oisiveté est mère de tous les vices, avertit Balzac. Pareille à ces femmes qui rêvent « des journées entières sur ces moelleuses bergères où l'on s'enfonce à mi-corps dans un véritable bain d'édredon ou de plumes », Emma Bovary paresse des journées entières « à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber » ; plus tard, à Yonville, elle ne quitte même plus sa chambre, « engourdie, à peine vêtue, et, de temps à autre, faisant fumer des pastilles du sérail ».
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Arrivé à ce point, nous dit Balzac, la chute est proche, et le mari n’est pas loin d'être "minotaurisé" : « Un beau matin de printemps, le lendemain d'un bal, ou la veille d'une partie de campagne, cette situation arrive à son dernier période. Votre femme s'ennuie et le bonheur permis n'a plus d'attrait pour elle. Ses sens, son imagination, le caprice de la nature peut-être, appellent un amant. » Dans Madame Bovary, c’est le bal à la Vaubyessard qui sera l’évènement décisif, persuadant Emma, que de l’imagination à la réalité, il n’y a qu’un pas à franchir. « Son imagination s'allume et pétille. Sa vie future se colore à ses yeux de teintes romanesques et mystérieuses. … Tout s'agite, tout s'ébranle, tout s'émeut en elle. Elle vit trois fois plus qu'auparavant, et juge de l'avenir par le présent. Le peu de voluptés que vous lui avez prodiguées plaide alors contre vous ; car elle ne s'irrite pas tant des plaisirs dont elle a joui que de ceux dont elle jouira ; l'imagination ne lui présente-t-elle pas le bonheur plus vif, avec cet amant que les lois lui défendent, qu'avec vous ; enfin elle trouve des jouissances dans ses terreurs, et des terreurs dans ses jouissances ». Bientôt, l’ « inanité conjugale » lui paraît « pire que la mort ». Il lui faut à tout prix sortir de « cette indifférence qui est moins un sentiment que l'absence de tout sentiment ». C’est que, « pour ces créatures de feu, vivre, c'est sentir ».

A quoi reconnaît-on une femme adultère, ou une femme qui a des idées adultères ? Balzac l’identifie à certains indices : « Jamais vous ne l'aurez vue plus soigneuse à vous plaire. Elle cherchera à vous dédommager de la secrète lésion qu'elle médite de faire à votre bonheur conjugal, par de petites félicités qui vous font croire à la perpétuité de son amour ; de là vient le proverbe : Heureux comme un sot ». Ainsi Emma Bovary, dans sa période Rodolphe, « était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner, il se trouvait donc le plus fortuné des mortels ». Un retour de religion est un autre symptôme repéré par Balzac : « Lorsqu'une jeune femme reprend tout à coup des pratiques religieuses autrefois abandonnées [...], sur cent femmes il en est au moins soixante-dix-neuf chez lesquelles ce retour vers Dieu prouve qu'elles ont été inconséquentes ou qu'elles vont le devenir ». Dans sa période Léon I, Emma se rend à l'église solliciter les faibles lumières de l'abbé Bournisien ; après l’épisode Rodolphe, la mystique de l’amour se mue provisoirement en mystique de Dieu.

A ce stade, il reste à savoir « si la cause première de l'infidélité qu'elle médite procède de la vanité, du sentiment ou du tempérament ». Selon Balzac, « le tempérament est une maladie à guérir ; le sentiment offre à un mari de grandes chances de succès ; mais la vanité est incurable. La femme qui vit de la tête est un épouvantable fléau. Elle réunira les défauts de la femme passionnée et de la femme aimante, sans en avoir les excuses. Elle est sans pitié, sans amour, sans vertu, sans sexe. » Manifestement, Emma Bovary appartient au troisième genre.

Comme on voit, Flaubert a bien retenu la leçon de Balzac.

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Nb: le rapprochement entre les deux oeuvres est bien fait par Mme Claudine Gothot-Mersch dans son ouvrage de référence: La Genèse de Madame Bovary, Corti 1966.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Minotaurisation du mari, version lapin :

Scène aussitôt après avoir revu Vronski. Sur le quai du train ramenant Anna à Pétersbourg :
« A peine descendue de wagon, le premier visage qu’elle aperçut fut celui de son mari. « Bon Dieu, pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » se dit-elle à la vue de cet être de belle mais froide prestance, dont le chapeau rond semblait reposer sur les cartilages saillants des oreilles. Les lèvres plissées en un sourire ironique qui lui était familier, il s’avançait à sa rencontre et la regardait fixement de ses grands yeux fatigués. Sous ce regard à brûle-pourpoint Anna sentit son cœur se serrer. S’était-elle attendue à trouver son mari autre qu’il n’était ? Et pourquoi sa conscience lui reprochait-elle soudain l’hypocrisie de leurs rapports ? A vrai dire ce sentiment sommeillait depuis longtemps au plus profond de son être, mais c’était la première fois qu’il se faisait jour avec cette acuité douloureuse.
Tolstoï, Anna Karénine, tome 1, p. 137

Anonyme a dit…

Minotaurisation, avec même l’adjectif « taurin » !, mais version principalement canine :

« Entrée dans le lit, elle ferma les yeux pour ne pas voir qu’il ôtait son pyjama. Il souleva la couverture et s’étendit auprès d’elle, éternua deux fois. Ça y est, pensa-t-elle, c’était le chien. Idiote, idiote d’avoir eu pitié, idiote d’être allée demander pardon. Il fallait payer maintenant.
En de telles circonstances, Adrien Deume passait sans transition de la continence à une avidité taurine et pressée. Mais il avait lu le Kâma Soutra quelques semaines auparavant, et il y avait appris l’utilité de certaines préparations. Il se mit donc sans autre à mordiller son épouse. Le pékinois maintenant, pensa-t-elle, et elle ne put s’empêcher de japper intérieurement. Elle s’en voulait du fou rire qu’elle maîtrisait tandis que le membre de section A mordillait studieusement, elle avait honte, mais elle continuait ses petits aboiements secrets, ouaou, ouaou. (…)
Maintenant le monsieur chien ne halète plus, il est en train de sécher. Un étranger à côté de moi, nu et poisseux, un étranger qui me tutoie et que je dois tutoyer. (…) »
Albert Cohen, Belle du seigneur, p. 257