6 janv. 2008

Aux sources de la main invisible : Pierre Nicole -- textes

Ce billet est la suite du précédent -- Aux sources de la main invisible : Pierre Nicole et « le commerce d’amour-propre » qui résumait la thèse de Pierre Nicole sur les bienfaits sociaux de l'amour-propre. On trouvera ci-après des textes remarquables, issus des Essais de Morale : l'Essai sur la Charité et l'amour-propre et L'Essai sur la grandeur. On est dans les années 1670, mais la thèse de la main invisible est déjà parfaitement exposée.

De la Charité et de l'amour propre
in Essais De Morale, par Pierre Nicole
(Extraits)
.
Chapitre I.

Quoiqu'il n'y ait rien de si opposé à la charité qui rapporte tout à Dieu, que l'amour propre qui rapporte tout à soi, il n'y a rien néanmoins de si semblable aux effets de la charité, que ceux de l'amour propre. Car il marche tellement par les mêmes voies, qu'on ne saurait presque mieux marquer celles où la charité nous doit porter, qu'en découvrant celles que prend un amour propre éclairé, qui sait connaître ses vrais intérêts, & qui tend par raison à la fin qu'il se propose. (…)

L'homme corrompu non seulement s'aime lui-même, mais il s'aime sans bornes & sans mesure ; il n'aime que lui ; il rapporte tout à lui. Il se désire toutes sortes de biens, d'honneurs, de plaisirs, & il n'en désire qu'à lui-même, ou par rapport à lui-même. Il se fait le centre de tout ; il voudrait dominer sur tout, & que toutes les créatures ne fussent occupées qu'à le contenter, à le louer, à l'admirer. Cette disposition tyrannique étant empreinte dans le fond du cœur de tous les hommes, les rend violents, injustes, cruels, ambitieux, flatteurs, envieux, insolent, querelleux. En un mot, elle renferme les semences de tous les crimes & de tous les dérèglements des hommes, depuis les plus légers, jusqu'aux plus détestables. Voilà le monstre que nous renfermons dans notre sein. Il vit & il règne absolument en nous, à moins que Dieu n'ait détruit son empire en versant un autre amour dans notre cœur. (…)

Mais si nous l'aimons dans nous mêmes, il s'en faut bien que nous ne le traitions de même quand nous l'apercevons dans les autres. Il nous paraît au contraire sous sa forme naturelle, & nous le haïssons même d'autant plus que nous nous aimons ; parce que l'amour propre des autres hommes s'oppose à tous les désirs du notre. Nous voudrions que tous les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous, qu'ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire. Et non seulement ils n'en ont aucune envie ; mais il nous trouvent ridicules de le prétendre, & ils sont prêts de tout faire, non seulement pour nous empêcher de réussir dans nos désirs; mais pour nous assujettir aux leurs, & pour exiger les mêmes choses de nous. Voila donc par là tous les hommes aux mains les uns contre les autres ; & si celui qui a dit qu'ils naissent dans un état de guerre, & que chaque homme est naturellement ennemi de tous les autres hommes, eut voulu seulement représenter par ces paroles la disposition du cœur des hommes les uns envers les autres, sans prétendre la faire passer pour légitime & pour juste, il aurait dit une chose aussi conforme à la vérité & à l'expérience, que celle qu'il soutient, et contraire à la raison & à la justice.

Chapitre II.

On ne comprend pas d'abord comment il s'est pu former des Sociétés, des Républiques & des Royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à l'union, & qui ne tendent qu'à se détruire les uns les autres ; mais l'amour propre qui est la cause de cette guerre, saura bien le moyen de les faire vivre en paix. Il aime la domination, il aime à s'assujettir tout le monde, mais il aime encore plus la vie & les commodités, & les aises de la vie, que la domination ; & il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés à se Iaisser dominer, & sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le mieux. Chacun se voit donc dans l'impuissance de réussir par la force dans les desseins que son ambition lui suggère, & appréhende même justement de perdre par la violence des autres les biens essentiels qu'il possède. C'est ce qui oblige d'abord à se réduire au soin de sa propre conservation, & l'on ne trouve point d'autre moyen pour cela que de s'unir avec d'autres hommes pour repousser par la force ceux qui entreprendraient de nous ravir la vie ou les biens. Et pour affermir cette union, on fait des lois, & on ordonne des châtiments contre ceux qui les violent. Ainsi par le moyen des roues & des gibets qu'on établit en commun, on réprime les pensées & les desseins tyranniques de l’amour propre de chaque particulier. La crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile, & le premier frein de l'amour propre. C'est ce qui réduit les hommes malgré qu'ils en aient à obéir aux lois, & qui leur fait tellement oublier ces vastes pensées de domination, qu'elles ne s'élèvent presque plus dans la plupart d'eux, tant ils voient d'impossibilité à y réussir.

Ainsi se voyant exclus de la violence ouverte, ils sont réduits à chercher d'autres voies, & à substituer l'artifice à la force, & ils n'en trouvent point d'autre que de tâcher de contenter l'amour propre de ceux dont ils ont besoin, au lieu de le tyranniser.

Les uns tâchent de se rendre utiles à ses intérêts, les autres emploient la flatterie pour le gagner. On donne pour obtenir. C'est la source & le fondement de tout le commerce qui se pratique entre les hommes, & qui se diversifie en mille manières. Car on ne fait pas seulement trafic de marchandises qu'on donne pour d'autres marchandises, ou pour de l'argent, mais on fait aussi trafic de travaux, de services, d'assiduités, de civilités ; & on échange tout cela, ou contre des choses de même nature, ou contre des biens plus réels, comme quand par de vaines complaisances on obtient des commodités effectives.

C'est ainsi que par le moyen de ce commerce tous les besoins de la vie sont en quelque sorte remplis, sans que la charité s'en mêle. De sorte que dans les états où elle n'a point d'entrée, parce que la vraie Religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sûreté, & de commodité, que si l'on était dans une République de Saints.

Ce n'est pas que cette inclination tyrannique, qui porte à vouloir dominer par la force sur les autres, ne soit toujours vivante dans le cœur des hommes ; mais comme ils se voient dans l'impuissance d'y réussir, ils sont contraints de la dissimuler, jusqu'à ce qu'ils se voient fortifiés, en gagnant d'autres hommes par des voies de douceur, pour avoir ensuite le moyen d'en assujettir d'autres par la force. Chacun songe donc d'abord à occuper les premières places de la société où il est ; & si l'on s'en voit exclu, on pense à celles qui suivent. En un mot, on s'élève le plus qu'on peut, & on ne se rabaisse que par contrainte. Dans tout état, & dans toute condition, on tâche toujours de s'acquérir quelque sorte de prééminence, d'autorité, d'intendance, de considération, de juridiction, & d'étendre son pouvoir autant que l’on peut. Les Princes font la guerre à leurs voisins pour étendre les limites de leurs Etats. Les Officiers de divers Corps d'un même Etat entreprennent les uns sur les autres. On tâche de se supplanter et de se rabaisser l'un l'autre dans tous les emplois & dans tous les ministères ; & si les guerres que l'on s'y fait ne sont pas si sanglantes que celles que se font les Princes, ce n'est pas que les passions n'y soient aussi vives & aussi aigres, mais c'est pour l'ordinaire que l'on craint les peines dont les lois menacent ceux qui ont recours à des moyens violents. (…)

Car comme ces petits corps emprisonnés venant à unir leurs forces & leurs mouvements forment de grands amas de matière que l'on appelle des tourbillons, qui sont comme les Etats & les Royaumes : & que ces tourbillons étant eux-mêmes pressés & emprisonnés par d'autres tourbillons, comme par des Royaumes voisins, il se forme de petits tourbillons dans chaque grand tourbillon, qui suivant le mouvement général du grand corps qui les entraîne, ne laissent pas d'avoir un mouvement particulier, & de forcer encore d'autres petits corps de tourner autour d'eux : de même les Grands d'un Etat suivent tellement le mouvement, qu'ils ont leurs intérêts particuliers, & sont comme le centre de quantité de gens qui s'attachent à leur fortune. Enfin, comme tous ces petits corps entrainés par les tourbillons tournent encore autant qu'ils peuvent autour de leur centre, de même les petits qui suivent la fortune des Grands & celle de l'Etat, ne laissent pas dans tous les devoirs & les services qu'ils rendent aux autres de se regarder eux-mêmes, & d'avoir toujours en vue leur propre intérêt.

Chapitre III.

Ce que l'amour propre recherche particulièrement dans la domination, c'est que nous soyons regardés des autres comme grands & puissants, & que nous excitions dans leur cœur des mouvement de respect & d'abaissements conformes à ces idées. Mais quoique ce soient-là les impressions qui lui sont les plus agréables, ce ne sont pas néanmoins les seules dont il se nourrit. Il aime généralement tous les mouvements qui lui sont favorables, comme l'admiration, la confiance, & principalement l'amour. Il y a bien des gens qui ne font guère ce qu'il faut pour se faire aimer, mais il n'y en a point qui ne soient bien aises d'être aimés, & qui ne regardent avec plaisir dans les autres cette pente du cœur tourné vers eux, qui est ce que l'on appelle amour. Que s'il ne parait pas qu'on travaille fort à s'attirer cet amour, c'est qu'on aime encore mieux imprimer des sentiments de crainte & d'abaissement sous sa grandeur, ou que désirant avec trop de passion de plaire à certaines gens, on se met moins en peine de plaire aux autres.

Mais cela n'empêche pas que lors même qu'étant emporté par des passions plus fortes, on se conduit d'une manière peu propre à se faire aimer, on ne voulut être aimé, & qu'on ne se sente incommodé lorsqu'on aperçoit dans l'esprit des autres des mouvements de haine & d'aversion. Il y a même quantité de gens, en qui l'inclination de se faire aimer est plus forte que celle de dominer, & qui craignent plus la haine & l'aversion des hommes & les jugements qui les produisent, qu'ils n'aiment d'être riches & puissants & grands. Enfin au lieu qu'il y a peu de grands, & peu même de gens qui puissent aspirer à la grandeur, il n'y a personne au contraire qui ne puisse prétendre à se faire aimer.

Si le désir d'être aimé n'est donc pas la plus forte passion qui naisse de l'amour propre, elle est au moins la plus générale. Les vues d'intérêt, d'ambition, de plaisir en arrêtent souvent les effets, mais ils ne l’étouffent jamais entièrement. Elle est toujours vivante au fond du cœur, & dés qu'elle se trouve en liberté, elle ne manque pas d'agir, & de nous porter à tout ce qui nous peut procurer l'amour des hommes, comme elle nous fait éviter tout ce que nous nous imaginons qui nous peut attirer leur aversion. (…)

Chapitre IV.

Il n'est pas besoin d'entrer plus avant dans la description particulière des démarches de l'amour propre, pour faire comprendre combien il imite de prés la charité. Il suffit de dire que l'amour propre nous empêchant par la crainte du châtiment de violer les lois, nous éloigne par là de l'extérieur de tous les crimes, & nous rend ainsi semblables au dehors à ceux qui les évitent par charité ; que comme la charité soulage les nécessités des autres dans la vue de Dieu, qui veut que nous reconnaissions ses bienfaits en servant le prochain, de même l'amour propre les soulage dans la vue de son propre intérêt ; & qu'enfin il n'y a guère d'actions où nous soyons portés, par la charité qui veut plaire à Dieu, où l'amour propre ne nous puisse engager pour plaire aux hommes.

Mais quoique l'amour propre tende par ces trois mouvements à contrefaire la charité, il faut pourtant avouer que le dernier en approche de plus prés, & qu'il est beaucoup plus étendu que les deux autres. Car il y a bien des occasions, où ni la crainte, ni l'intérêt n'ont point de lieu ; & l'on distingue souvent assez aisément ce que l'on fait, ou par une crainte humaine, on par un intérêt grossier, de ce que l'on fait par un mouvement de charité. Mais il n'en est pas de même de la recherche de l'amour, & de l'estime des hommes. Cette inclination est si fine & si subtile, & en même temps si étendue, qu'il n'y a rien où elle ne se puisse glisser ; & elle sait si bien se revêtir des apparences de la charité, qu'il est presque impossible de connaître nettement ce qui l'en distingue. Car en marchant par les mêmes voies, & produisant les mêmes effets, elle efface avec une adresse merveilleuse toutes les traces & tous les caractères de l'amour propre dont elle naît, parce qu'elle voit bien qu'elle n'obtiendrait rien de ce qu'elle prétend, s'ils étaient remarqués. La raison en est, que rien n'attire tant l'aversion que l'amour propre, & qu'il ne saurait se montrer sans l'exciter. Nous l'éprouvons nous-mêmes à l'égard de l'amour propre des autres. Nous ne le saurions souffrir si tôt que nous le découvrons ; & il nous est aisé de juger par là qu'ils ne sont pas plus favorables au notre quand ils le découvrent.

C'est ce qui porte ceux qui sont sensibles à la haine des hommes, & qui n'aiment pas à s'y exposer, à tâcher de soustraire autant qu'il leur est possible leur amour propre à la vue des autres, à le déguiser, à ne le montrer jamais sous sa forme naturelle, & à imiter la conduite de ceux qui en seraient entièrement exempt ; c'est à dire des personnes animées de l'esprit de charité, & qui n'agiraient que par charité.

Cette suppression de l'amour propre est proprement ce qui fait l'honnêteté humaine, & en quoi elle consiste ; & c'est ce qui a donné lieu à un grand Esprit de ce siècle, de dire que la vertu Chrétienne détruit & anéantit l'amour propre, & que l'honnêteté humaine le cache & le supprime. Ainsi cette honnêteté qui a été l'idole des sages Païens, n'est rien dans le fond qu'un amour propre plus intelligent & plus adroit que celui du commun du monde, qui sait éviter ce qui nuit à ses desseins, & qui tend à son but qui est l'estime & l'amour des hommes par une voie plus droite & plus raisonnable. (…)

Chapitre XI.

On peut conclure de tout ce que l'on a dit, que pour réformer entièrement le monde ; c'est à dire, pour en bannir tous les vices, & tous les désordres grossiers, & pour rendre les hommes heureux dès cette vie même, il ne faudrait au défaut de la charité, que leur donner à tous un amour propre éclairé, qui sût discerner les vrais intérêts, & y tendre par les voies que la droite raison lui découvrirait. Quelque corrompue que cette société fut au dedans & aux yeux de Dieu, il n'y aurait rien au dehors de mieux réglé, de plus civil, de plus juste, de plus pacifique, de plus honnête, de plus généreux : & ce qui serait de plus admirable, c'est que n'étant animée & remuée que par l'amour propre, l’amour propre n'y paraîtrait point, & qu'étant entièrement vide de charité, on ne verrait partout que la forme & les caractères de la charité. Peut-être qu'il ne serait pas inutile que ceux qui sont chargés de l'éducation des Grands eussent cela gravé dans l'esprit, afin que s'ils ne pouvaient leur inspirer les sentiments de charité qu'ils voudraient bien, ils tâchassent au moins de former leur amour propre, & de leur apprendre combien la plupart des voies qu'ils prennent pour le contenter sont fausses, mal entendues, & contraires à leurs véritables intérêts, & combien il leur serait facile d'en prendre d'autres qui les conduiraient sans peine à l'honneur & à la gloire, & leur attireraient l'affection, l'estime & l'admiration de tout le monde. S'ils ne réussissaient pas par ce moyen à les rendre utiles à eux-mêmes, ils réussiraient au moins à les rendre utiles aux autres, & ils les mettraient dans un chemin qui serait toujours moins éloigné de la voie du Ciel, que celui qu'ils prennent, puisqu'ils n'auraient presque qu'à changer de fin & d’intention pour se rendre aussi agréables à Dieu par une vertu vraiment chrétienne, qu'ils le seraient aux hommes par l'éclat de cette honnêteté humaine, à laquelle on les formerait.

De la Grandeur
1ère partie. Chapitre VI.
in Pierre Nicole, Essais De Morale
(Extraits)

On ne jouit de son bien, on ne voyage sans danger, on ne demeure en repos dans sa maison, on ne reçoit les avantages du commerce, on ne tire des services de l'industrie des autres hommes & de la société humaine, que par le moyen de l'ordre politique. S'il était détruit, on ne pourrait dire qu'on possède rien. Tous les hommes seraient ennemis les uns des autres, & il y aurait une guerre générale entre eux, qui ne se déciderait que par la force.

Il n'y a donc personne qui n'ait de très grandes obligations à l’ordre politique ; & pour les comprendre mieux, il faut considérer que les hommes étant vides de charité par le dérèglement du péché, demeurent néanmoins pleins de besoins, & sont dépendants les uns des autres dans une infinité de choses. La cupidité a donc pris la place de la charité pour remplir ces besoins, & elle le fait d'une manière que l'on n'admire pas assez, & où la charité commune ne peut atteindre. On trouve, par exemple, presque partout en allant à la campagne, des gens qui sont prêts de servir ceux qui passent, & qui ont des logis tout préparés à les recevoir. On en dispose comme on veut. On leur commande, & ils obéissent. Ils croient qu'on leur fait plaisir d'accepter leur service. Ils ne s'excusent jamais de rendre les assistances qu'on leur demande. Qu'y aurait-il de plus admirable que ces gens, s'ils étaient animés de l'esprit de charité ? C'est la cupidité qui les fait agir, & qui le fait de si bonne grâce, qu'elle veut bien qu'on lui impute comme une faveur de l'avoir employée à nous rendre ces services.

Quelle charité serait-ce que de bâtir une maison toute entière pour un autre, de la meubler, de la tapisser, de la lui rendre la clef à la main ? La cupidité le fera gaiement. Quelle charité d'aller quérir des remèdes aux Indes, de s'abaisser aux plus vils ministères, & de rendre aux autres les services les plus bas & les plus pénibles ? La cupidité fait tout cela sans s'en plaindre.

Il n'y a donc rien dont on tire de plus grands services que de la cupidité même des hommes. Mais afin qu'elle soit disposée à les rendre, il faut qu'il y ait quelque chose qui la retienne. Car si on la laisse à elle-même, elle n'a ni bornes ni mesures. Au lieu de servir à la société humaine, elle la détruit. Il n'y a point d'excès dont elle ne soit capable lorsqu'elle n'a point de lien ; son inclination & la pente allant droit au vol, aux meurtres, aux injustices & aux plus grands dérèglements.

Il a donc fallu trouver un art pour régler la cupidité, & cet art consiste dans l'ordre politique, qui la retient par la crainte de la peine, & qui l'applique aux choses qui sont utiles à la société. C'est cet ordre qui nous donne des marchands, des médecins, des artisans, & généralement tous ceux qui contribuent aux plaisirs, & qui soulagent les nécessités de la vie. Ainsi nous en avons obligation à ceux qui sont les conservateurs de cet ordre : c'est à dire, à ceux en qui réside l'autorité qui règle & entretient les Etats.

Qui n'admirerait un homme qui aurait trouvé l'art d'apprivoiser les lions, les ours, les tigres, & les autres bêtes farouches, & de les faire servir aux usages de la vie ? Or c'est ce que fait l'ordre des Etats : car les hommes pleins de cupidité sont pires que des tigres, des ours & des lions. Chacun d'eux voudrait dévorer les autres : cependant par le moyen des lois & des polices, on apprivoise tellement ces bêtes féroces, que l'on en tire tous les services humains que l'on pourrait tirer de la plus pure charité.

L'ordre politique est donc une invention admirable que les hommes ont trouvée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus grands Rois ne sauraient jouir, quelque nombre d'Officiers qu'ils aient, & quelques richesses qu'ils possèdent. Si cet ordre était détruit, combien faudrait-il qu'un homme sans cette invention, eût de richesses & de serviteurs pour se procurer amplement les avantages dont un bourgeois de Paris jouit avec quatre mille livres de rente ? Combien faudrait-il qu'il eût de vaisseaux pour en envoyer en toutes les parties du monde, afin que les uns lui apportassent des remèdes, les autres des étoffes, les autres des curiosités & des ouvrages de ces peuples éloignés ? Combien faudrait-il qu'il eût de gens pour avoir des nouvelles régulièrement tous les huit jours de tous les endroits de l'Europe ? Quelles richesses suffiraient à l'entretien de tant de courriers qui lui seraient nécessaires pour envoyer en tous ces lieux différents, de tant de postes pour leur fournir des chevaux, de tant d'hôtelleries pour les loger ? Combien faudrait-il de soldats pour leur assurer les chemins, & les garantir des voleurs ? Combien faudrait-il qu'il eût d'artisans pour son vivre, pour son logement, pour ses habits ?

Tous les arts étant enchaînés, & ayant besoin les uns des autres, il se trouverait qu'il aurait besoin de tous ; & qu'il ne lui suffirait pas d'en avoir pour lui, il lui en faudrait pour tous les officiers, & pour tous ceux qui travailleraient pour lui, ce qui va à l'infini. Un simple bourgeois a tout cela, & il l'a sans peines, sans tracas, sans inquiétude. On lui va quérir tout ce dont il a besoin à la Chine, au Pérou, en Egypte, en Perse, & généralement par toute la terre. On l'exempte de la peine de préparer les vaisseaux. On le décharge du risque & de tous les mauvais succès de ces voyages. On lui rend les chemins libres par toute l'Europe. On lui dispose des courriers pour lui en faire avoir des nouvelles. Il y a des gens qui passent toute leur vie à l'étude de la nature pour le guérir dans ses maladies, & qui sont aussi prêts de le servir, que s'il les entretenait à ses gages. Il peut dire avec vérité qu'il a un million d'hommes qui travaillent pour lui dans le royaume. Il peut compter au nombre de ses officiers tous les artisans de France, & même ceux des Etats voisins, puisqu'ils font tous disposés à lui rendre service, & qu'il n'a qu'à leur commander, en y ajoutant une certaine récompense établie, qui sont les moindres gages que l'on puisse donner à des officiers. Tous ces gens qui travaillent pour lui ne l'incommodent point. Il n'est point obligé de pourvoir à leurs nécessités. Il n'est point chargé de faire leur fortune. Il ne faut point d'officiers supérieurs pour les gouverner, ni d'inférieurs pour les servir, ou s'il en faut, il n'est pas obligé de s'en mettre en peine. Qui peut assez estimer ces avantages qui égalent ainsi la condition des particuliers à celle des Rois, & qui, les dispensant des inquiétudes des grandes richesses, leur en procurent toutes les commodités ?

Mais ce qui rend la plupart des gens insensibles à tout cela, est un principe de vanité & d'ingratitude qu'ils ont dans le cœur. Ils tirent en effet les mêmes avantages de tous ceux qui travaillent pour le public, dans lequel ils sont compris, que s'ils ne travaillaient que pour eux seuls. Leurs lettres sont également portées aux extrémités du monde par un courrier qui en porte dix mille, que s'il n'en portait qu'une seule. Ils sont aussi bien traités par un Médecin qui en voit plusieurs autres, que s'il n'était attaché qu'à eux : & au contraire l'expérience qu'il acquiert par les assistances qu'il rend aux autres, le rend plus capable de les servir dans leurs maladies. Néanmoins parce qu'ils savent qu'ils ne sont pas les seuls qui jouissent de ces biens, ils n'en sont point touchés. Leurs besoins sont également remplis, mais leur vanité n’est pas également satisfaite. Parce qu'ils n'ont pas droit de s'attribuer à eux en particulier tous ces gens qui leur rendent quelque service, ils ne comptent pour rien l'utilité qu'ils en tirent. Et quoique celle que les autres en reçoivent ne diminue en rien la leur, elle leur en ôte néanmoins le sentiment, & ils croient n'avoir obligation à personne, parce qu'il y a une infinité de gens qui participant aux mêmes biens, partagent avec eux cette obligation.

Aucun commentaire: